Dynamique prix-salaires et politique monétaire

Article publié dans la Revue économique de 2024

La progression des salaires soutient l’inflation intérieure, qui demeure à un niveau élevé dans la zone euro. Les nouvelles données dont la BCE disposera à cet égard influenceront grandement ses décisions en matière de taux d’intérêt.

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Digest

Introduction

Le coût du travail est devenu un indicateur clé suivi par la BCE depuis la période de haute inflation. Celle-ci prend en compte plusieurs critères pour déterminer le niveau approprié des taux directeurs et la période pendant laquelle ils doivent être maintenus à ce niveau. Plus précisément, les décisions relatives aux taux d'intérêt reposent sur une évaluation des perspectives d'inflation totale, mais aussi de la dynamique de l'inflation sous-jacente – c’est-à-dire celle qui exclut les produits énergétiques et alimentaires – et de la vigueur de la transmission de la politique monétaire. L'inflation sous-jacente est demeurée historiquement élevée au début de 2024, les tensions sur les coûts extérieurs ayant fait place aux tensions sur les coûts domestiques. Les banques centrales nationales de la zone euro se concentrent plus particulièrement sur la possibilité que les salaires et l'inflation se nourrissent mutuellement.

Dans ce contexte, la rémunération par personne occupée a grimpé de 5,2 % en 2023 dans la zone euro. En Belgique, où l’indexation automatique des salaires est la règle, la croissance de la rémunération s’est accélérée plus rapidement et a atteint 7,7 % en 2023. La croissance des salaires étant historiquement élevée, elle pourrait ralentir le refroidissement de l’inflation.

Dans cet article, nous examinons la nature changeante de l'inflation dans la zone euro et en Belgique, la dynamique passée et attendue des salaires, la relation entre l'inflation salariale et l'inflation des prix, de même que nous adoptons un point de vue prospectif quant à l'atténuation éventuelle des pressions salariales sur l'inflation.

1. L’inflation domestique poussée par les salaires

Une manière d’approcher l’inflation domestique est de se pencher sur le déflateur du PIB. Cet indicateur issu des comptes nationaux ne prend pas directement en compte les hausses de prix des produits importés (comme ceux des matières premières); il mesure le prix de la valeur ajoutée domestique. C’est pourquoi la croissance du déflateur, en Belgique comme dans la zone euro, a été moins importante en 2023 que l’inflation totale (cf. graphique 1). En revanche, la croissance du déflateur du PIB a augmenté plus vite en Belgique que dans la zone euro, tout comme elle y a également reculé plus rapidement.

Si l’on se base sur l'approche des revenus selon les comptes nationaux, le déflateur du PIB peut être décomposé en coûts salariaux unitaires, en bénéfices unitaires et en impôts nets unitaires. Ensemble, les coûts salariaux et les bénéfices des entreprises ont contribué à la forte croissance des coûts intérieurs dans la zone euro et en Belgique. Toutefois, la contribution des coûts salariaux a pris de l’importance dès 2022 en Belgique, en raison de l’adaptation automatique des salaires aux prix. Elle a d’ailleurs rapidement dépassé puis éclipsé la contribution des bénéfices à la hausse des coûts intérieurs, ces derniers ayant même freiné la hausse du déflateur à la fin de 2023. Dans la zone euro, la contribution des coûts salariaux a progressé plus graduellement, et ce n’est que dans le courant de 2023 que la contribution des bénéfices a diminué. À la fin de 2023, les coûts salariaux continuaient donc de soutenir l’inflation intérieure, aussi bien en Belgique que dans la zone euro.

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Si l'on s’intéresse aux prix à la consommation finale, l'inflation sous-jacente est souvent considérée comme la composante la plus « domestique » de l'inflation. C'est la partie de l'inflation dont sont exclues les composantes les plus volatiles (alimentation et énergie). Elle a atteint un pic au début de 2023, avant de commencer à reculer en Belgique et dans la zone euro. Les biens et services qui la composent sont plus ou moins intensifs en main-d’œuvre. En distinguant les biens et services pour lesquels les coûts salariaux constituent une part importante des coûts de production (environ 30 % ou plus), il apparaît que leur contribution à l’inflation sous-jacente est restée relativement stable dans le courant de 2023, tandis que la contribution des autres catégories (c’est-à-dire celles moins intensives en coûts salariaux) a reculé plus fortement.

2. Évolution des salaires nominaux et réels

Les salaires nominaux (non corrigés pour l’inflation) ont très nettement augmenté (cf. graphique ci-après) en Belgique et dans la zone euro. D’une part, l’inflation a atteint en 2022 des niveaux inégalés depuis la création de la zone euro et, d’autre part, le taux de chômage s’est établi à un niveau historiquement bas, ce qui a donné lieu à des difficultés de recrutement. Les travailleurs ont ainsi pu obtenir des hausses de salaires compensatoires. Celles-ci se sont produites plus rapidement en Belgique, compte tenu du caractère automatique de l’indexation des salaires. Ainsi, dès le début de 2023, les salaires réels, qui donnent une idée de l’évolution du pouvoir d’achat[1] (puisqu’ils sont corrigés de l’inflation), sont revenus à leur niveau de la fin de 2020, c’est-à-dire celui qui prévalait avant la période de haute inflation. La poussée des salaires réels a été aidée par le recul du taux d’inflation, qui est lui aussi survenu plus tôt en Belgique. Par contre, à la fin de 2023, les salaires réels n’avaient pas (encore) retrouvé leur niveau de la fin de 2020 dans la zone euro.

Du point de vue de l’employeur, les salaires réels sont obtenus en corrigeant les coûts salariaux nominaux par le prix de la valeur ajoutée, c’est-à-dire le déflateur du PIB. Les salaires réels ainsi obtenus ont moins reculé que ceux calculés pour les travailleurs et, en Belgique, ils étaient légèrement plus élevés à la fin de 2023 qu’en 2020.

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Pour avoir une image complète de l’évolution des coûts réels des entreprises, il faut également considérer les développements de la productivité par personne. Si cette dernière augmente davantage que les salaires réels par personne occupée, le coût salarial unitaire diminue. Au cours des cinq dernières années (2019‑2023), la croissance de la productivité n'a été que légèrement positive en Belgique et a même diminué dans la zone euro. Cela peut en partie s'expliquer par la « rétention de main-d'œuvre », au travers de laquelle les entreprises conservent leurs employés en raison des tensions sur le marché du travail. Ce phénomène a plus particulièrement été observé pendant la pandémie car les mesures de soutien du gouvernement ont permis aux employeurs de garder leurs employés, alors que l’activité reculait. La faible productivité n’a pas pu compenser les hausses des coûts salariaux réels en Belgique, ce qui a entraîné une croissance des coûts salariaux unitaires (0,1 % en moyenne en 2019-2023). Dans la zone euro, les coûts salariaux unitaires ont encore baissé (-0,3 %).

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3. Le risque d’une spirale prix-salaires

Dans le débat sur le lien entre salaires et prix, la question de la fameuse spirale prix-salaires revient souvent sur le devant de la scène, plus particulièrement en Belgique. Nous construisons une équation qui met en relation la croissance des salaires avec celle des prix et d’autres variables attendues et nous faisons de même pour l’inflation sous-jacente. Il ressort de cette estimation économétrique que les principaux déterminants ne sont pas les mêmes en Belgique et dans la zone euro considérée dans son ensemble. Que l’on se limite à la période pré-COVID ou que l’on l’élargisse jusqu’en 2023, l'inflation passée détermine amplement les salaires en Belgique, un résultat conforme au système de formation des salaires, avec une indexation automatique. Dans la zone euro, l'inflation passée est également importante, fût-ce dans une moindre mesure. En outre, les tensions sur le marché du travail y influent largement sur la hausse des salaires. Celles-ci impliquent une plus grande marge de négociation salariale. Du côté des déterminants de l’inflation sous-jacente, les salaires jouent un rôle dans la zone euro, mais uniquement si l’on étend l’analyse à la période post-COVID. Ce n’est pas le cas en Belgique, quelle que soit la période considérée.

Plusieurs indicateurs donnent à penser que le risque d’une spirale prix-salaires est limité. Le processus de désinflation se poursuit, la BCE tenant à l’œil l’évolution de l’inflation sous-jacente et de ses déterminants, en particulier les coûts salariaux. Les attentes d’inflation de long terme – qui sont avant tout un signal de crédibilité de la politique monétaire – restent ancrées à 2 %, tandis que celles de court terme ont nettement reculé.

La BCE a développé un indicateur avancé des salaires qui se base sur les données détaillées des accords salariaux conclus dans plusieurs pays de la zone euro. Celles-ci permettent de mesurer non seulement la croissance des salaires négociés pour les trimestres écoulés mais également celle à venir. Ainsi, l’indicateur avancé fait état d’une accélération à 4,2 % en 2023 et d’une stabilisation à ce niveau en 2024. Un autre indice de salaires suivi de près est celui qui se base sur les annonces d’emplois postées sur la plateforme Indeed. Sa croissance a, elle, commencé à ralentir à la fin de 2022. L'indicateur de la BCE tient compte de la croissance des salaires des employés couverts par des conventions collectives, tandis que l'indicateur Indeed ne reflète que les changements dans les salaires offerts aux nouveaux engagés.

Les prévisions de l’Eurosystème pour la zone euro et pour la Belgique font état d’un essoufflement de la croissance des salaires nominaux qui se produit lentement dans la zone euro – sachant qu’elle y était plus faible qu’en Belgique en 2023 – et de manière plus marquée en Belgique, où la montée des salaires nominaux s’est approchée de 8 % en 2023.

Conclusion

Dans un contexte où les pressions sur l’inflation exercées par les coûts externes ont fait place à celles exercées par les coûts domestiques, la BCE surveille l’évolution de l’inflation sous-jacente et les développements de ses déterminants, en particulier la croissance des coûts salariaux. Plusieurs mesures indiquent en effet que leur contribution à la croissance des prix s’est amplifiée en 2023.

La croissance des salaires nominaux (mesurée par la rémunération par personne occupée) a été plus rapide et plus marquée en Belgique que dans la zone euro, compte tenu du caractère automatique de l’indexation des salaires couplée au recul de l’inflation – les salaires réels y étaient déjà revenus au début de 2023 à leur niveau de la fin de 2020. À la fin de 2023, ce n’était pas encore le cas pour la zone euro dans son ensemble. Autrement dit, l’indexation des salaires a permis une récupération du pouvoir d’achat en Belgique. En revanche, ces hausses n’ayant pas été contrebalancées par des gains équivalents de productivité, les entreprises ont subi une croissance des coûts salariaux unitaires, qui n’a pas été observée dans la même mesure dans la zone euro.

La littérature académique montre que le lien entre salaires et prix n’est pas aisé à établir. Selon l’estimation de notre propre équation salaires-prix pour la Belgique, l’inflation détermine fortement les salaires (en raison du système d’indexation automatique). Ce lien se retrouve également dans la zone euro, mais il est moins important. Le taux de chômage, un indicateur des tensions sur le marché du travail, y exerce aussi un effet significatif. Notre analyse économétrique fait état d’une faible transmission des salaires à l’inflation en Belgique. Nous trouvons une transmission statistiquement significative dans la zone euro uniquement pour la période qui englobe la crise.

Évaluer le risque d’une spirale prix-salaires qui pousserait l’inflation encore à la hausse nécessite de se pencher sur une série d’indicateurs. Bien que la croissance à venir des salaires négociés et des salaires affichés dans les annonces ait récemment montré certains signes d’essoufflement, elle demeure soutenue à court terme. Les prévisions d’inflation et de croissance des salaires indiquent une poursuite de la décélération de l’inflation et une hausse moins forte des salaires entre 2024 et 2026. Par ailleurs, les attentes d’inflation sont ancrées à l’objectif d’inflation de la BCE (2 %), ce qui limite les inquiétudes de celle-ci quant à l’émergence d’une spirale. Cependant, la relation complexe et non immédiate entre l'évolution des salaires et l'inflation souligne l'importance de comprendre leurs dynamiques sous-jacentes et de suivre leurs évolutions.

 

[1] Il convient de noter que la définition réelle du « pouvoir d'achat » est plus large. Toutefois, dans cet article, nous nous intéressons principalement à la composante salariale pure.