Réduction des risques liés aux échanges commerciaux de l’Europe avec la Chine: implications pour la Belgique

Article publié dans la Revue économique de 2024

Les importations chinoises atteignent de nouveaux sommets en Europe et en Belgique, ce qui suscite de l’inquiétude auprès des responsables politiques et conduit à des appels à la réduction des risques. Dans quelle mesure – et dans quels domaines – nos expositions commerciales à la Chine entraînent-elles des dépendances stratégiques ?

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Digest

Les importations en provenance de Chine ont atteint de nouveaux sommets en Belgique comme en Europe, dopées par l’exportation de la surproduction chinoise dans plusieurs secteurs et par de généreuses mesures de politique industrielle. La crainte est que nos économies deviennent trop dépendantes de la Chine en tant que fournisseur clé de biens « stratégiques », autrement dit de biens jugés importants pour la sécurité nationale, pour la santé, pour l’énergie et pour les transitions verte et numérique. De plus, la Chine est depuis peu moins bien perçue par nombre d’États membres de l’UE. En réaction, la Commission européenne a tenté de gérer ses relations commerciales avec la Chine en réduisant les risques sans se dissocier de ce partenaire (« de-risking, not decoupling »).

L’UE veut réduire les risques liés à ses échanges commerciaux avec la Chine

La montée en puissance de la Chine en tant que géant de l’industrie manufacturière s’est d’abord et avant tout traduite par une rapide expansion des échanges commerciaux entre l’UE et la Chine. Abstraction faite des échanges de produits énergétiques, la part relative de la Chine dans les importations et les exportations hors UE a quasiment triplé depuis 2002 – passant, respectivement, de 9 à 26 % et d’un peu plus de 3 à 9 %. De même, les parts correspondantes de la Chine dans les importations et exportations hors UE de la Belgique affichent une dynamique similaire, s’établissant à, respectivement, 18,9 et 5,5 % en 2023, soit en deçà de la médiane de l’UE27, l’économie belge étant plus orientée vers les services (cf. graphique 1). Il convient toutefois de noter que les échanges commerciaux hors UE (importations et exportations confondues) ne représentent qu’un tiers des flux commerciaux totaux de la Belgique, la majorité des échanges se faisant avec d’autres pays de l’UE.

Ce qui est plus surprenant, c’est que les pourcentages d’importations chinoises de l’UE et de la Belgique ont commencé à s’envoler à partir de 2020, alors qu’ils étaient demeurés relativement stables au cours de la décennie précédente. Si les effets induits par la pandémie n’y sont pas étrangers, les efforts récemment déployés par la Chine pour relancer sa croissance tirée par les exportations semblent en constituer la principale explication. La faiblesse de la demande de consommation chinoise, due à un manque de confiance, et l’effondrement des investissements immobiliers ont poussé la Chine à se tourner vers les investissements manufacturiers et les exportations pour maintenir un taux de croissance économique de 4 à 5 %. Plusieurs industries ont bénéficié d’un soutien généreux dans le cadre des divers plans de politique industrielle mis en place par le gouvernement central et les pouvoirs locaux chinois. Il en a découlé d’importantes surcapacités, notamment dans les secteurs de l’acier, des panneaux solaires, des batteries et des véhicules électriques.

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Dans un discours souvent cité qu’elle a prononcé en mars 2023, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, présentait une nouvelle vision des relations commerciales de l’UE avec la Chine. Elle concluait que, si un découplage de la Chine n’était ni viable ni dans l’intérêt de l’Europe, il était devenu impératif de mettre davantage l’accent sur une réduction des risques liés aux échanges commerciaux avec la Chine. Elle remarquait qu’on observait « de fortes pressions pour rendre la Chine moins dépendante du monde et le monde plus dépendant de la Chine ». Pour réduire les risques liés aux échanges commerciaux, il faudrait peut-être renforcer la production propre et/ou diversifier davantage les partenaires commerciaux dans des secteurs spécifiques où l’UE est jugée trop dépendante d’un seul partenaire étranger.

Un moyen de réduire les dépendances commerciales excessives à l’égard de la Chine consisterait à diversifier les fournisseurs et les marchés à l’exportation en élargissant les relations commerciales internationales et en concluant de nouveaux accords de libre-échange avec des pays « amis ». L’UE commercerait ainsi nettement plus avec d’autres pays sans pour autant réduire ses échanges commerciaux avec la Chine. Les politiques visant à développer l’autosuffisance ont principalement pris la forme de mesures verticales, s’apparentant à des politiques industrielles, c’est-à-dire des interventions ciblées destinées à stimuler ou à protéger la production nationale dans des secteurs spécifiques revêtant une grande importance stratégique (santé, technologies vertes et numériques). Parmi les exemples récents, on peut épingler le règlement européen sur les semi-conducteurs et le règlement pour une industrie « zéro net ». Enfin, la réduction des risques passe également par une utilisation plus affirmée et par un élargissement de la panoplie d’instruments de défense commerciale de la Commission, afin de mieux faire respecter les conditions de concurrence équitables au niveau international. La récente décision de la Commission d’imposer des droits de douane punitifs sur les importations de véhicules électriques chinois s’inscrit dans ce contexte.

La mise en œuvre rapide et cohérente de la stratégie de réduction des risques de l’UE dépend de la coopération de ses États membres, étant donné que les politiques requises relèvent pour beaucoup de leurs compétences (notamment le filtrage des investissements, le contrôle des exportations et les mesures visant à renforcer les capacités de production). À en croire les déclarations publiques et les récentes résolutions parlementaires, les responsables politiques belges adhèrent à cette approche de réduction des risques. Cependant, la fragmentation interne des compétences entre les différents niveaux de pouvoir a entravé les actions politiques concrètes.

L’idée que toutes les expositions à la Chine ne sont pas identiques est au cœur du mantra de la Commission « l’atténuation des risques, pas de découplage». Afin de pouvoir élaborer une stratégie efficace, nous devons d’abord mieux comprendre où se situent nos principales dépendances commerciales à l’égard de la Chine.

La dépendance de l’UE et de la Belgique a l’égard des importations chinoises s’est déplacée vers des biens plus stratégiques

Outre l’augmentation des échanges totaux entre l’Europe et la Chine, la composition sous-jacente des flux commerciaux a également évolué. Ces 20 dernières années, le poids de l’électronique, des produits chimiques et des véhicules dans les importations de l’UE depuis la Chine s’est alourdi, au détriment de groupes de produits (généralement) moins sophistiqués, tels les textiles, les jouets, les chaussures et le cuir. La Belgique a observé des changements similaires dans la composition des importations chinoises, si ce n’est que les gains relatifs ont été plus importants pour les importations de véhicules (cf. graphique 2, volet de gauche). Par conséquent, la nature des importations depuis la Chine est devenue plus « stratégique » : des produits tels que les batteries, les smartphones, les puces électroniques, les produits pharmaceutiques et les voitures électriques ont tendance à être considérés comme plus critiques ou plus sensibles que les jouets ou les vêtements, par exemple. Pour ce qui est des exportations de l’UE, en revanche, la part des produits chimiques s’est accrue en termes relatifs, reléguant au second plan les machines, conformément à la progression de la Chine dans la chaîne de valeur industrielle. En ce qui concerne les exportations belges vers la Chine, la part croissante des produits chimiques retient l’attention (cf. graphique 2, volet de droite).

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Afin d’étudier de manière plus systématique nos dépendances les plus stratégiques à l’égard des importations, nous avons suivi une approche ascendante (« bottom-up ») fondée sur les données, inspirée d’une analyse antérieure réalisée par la Commission. Nous avons d’abord classé les produits individuels en fonction d’indicateurs reflétant l’importance et la concentration des sources extracommunautaires pour les années de 2017 à 2022. Parmi les 10 % de produits les mieux classés, nous avons ensuite sélectionné ceux qui sont pertinents pour la sécurité nationale, la santé, l’énergie et les transitions verte et numérique, sur la base d’informations supplémentaires collectées par la Commission. Cette approche révèle que la Chine est effectivement le premier et le principal fournisseur de produits stratégiques pour lesquels l’UE dépend fortement de sources extracommunautaires, tant du point de vue du nombre de produits qu’en termes de valeur totale des importations stratégiques. Il n’en va pas de même pour la Belgique, qui s’approvisionne surtout aux États-Unis. Notre pays est malgré tout fortement dépendant de la Chine pour quelque 50 des 200 importations stratégiques identifiées, lesquelles vont des vitamines et des matières premières chimiques industrielles aux barres en acier, les lampes LED et les aimants permanents, par exemple.

Un exercice similaire mené du côté des exportations de l’UE révèle que la Chine est la deuxième destination pour les produits qui dépendent fortement d'une demande concentrée en dehors de l'UE, notamment pour les puces à semi-conducteurs et les machines de fabrication de puces, mais aussi pour la viande de porc congelée, le lait pour bébé, de même que pour certains types de bois. Inversement, à quelques exceptions près, comme les catalyseurs chimiques, les exportations de la Belgique pour lesquelles la demande extracommunautaire est très concentrée ont tendance à aboutir ailleurs qu’en Chine, notamment au Royaume‑Uni, aux États-Unis et en Inde.

Bien que pertinentes, les analyses telles que celle qui précède, fondées sur les statistiques brutes du commerce bilatéral, ont leurs limites et doivent être complétées par d’autres sources d’information.

Les statistiques commerciales bilatérales occultent d’autres risques et vulnérabilités

Les statistiques brutes du commerce direct ne donnent qu’un aperçu partiel de l’exposition économique de l’Europe à la Chine. La production de l’UE dépend aussi indirectement des intrants chinois, par l’intermédiaire de biens importés depuis des pays tiers qui utilisent à leur tour des composants chinois. De même, les intrants issus de l’UE peuvent finir leur course en Chine par le biais de leur incorporation dans des biens que des pays tiers exportent vers ce pays. Les expositions indirectes de ce type sont prises en compte dans les statistiques du commerce en valeur ajoutée mises à disposition par l’OCDE. Bien que le délai de disponibilité et le niveau de détail sectoriel des statistiques du commerce en valeur ajoutée soient insuffisants pour une analyse approfondie, les données disponibles donnent à penser qu’au-delà des seules importations directes, certaines industries européennes, dont la fabrication de textiles, de composants électroniques et de métaux de base, dépendent fortement de la Chine au travers des chaînes d’approvisionnement internationales. Les industries belges suivent globalement le schéma d’exposition de la chaîne d’approvisionnement de l’UE, à ceci près qu’elles ont tendance à être un peu moins dépendantes de la Chine que les industries correspondantes dans les plus grands États membres de l’UE. Dans le sens inverse, la part de la valeur ajoutée belge qui est in fine absorbée par la Chine est nettement plus importante que celle des exportations brutes qui lui sont destinées. Une partie de l’exposition indirecte supplémentaire provient de la fourniture de services à d’autres exportateurs de l’UE, comme l’Allemagne, qui présentent une exposition directe plus marquée à la Chine.

Même si notre article se concentre sur les expositions macroéconomiques à la Chine, nous évoquons brièvement les résultats d’enquêtes conduites récemment auprès d’entreprises et d’autres études basées sur des données au niveau des entreprises et qui ont été réalisées par un groupe de travail du Système européen de banques centrales. Ces analyses plus granulaires permettent de constater que l’exposition à des perturbations potentielles de l’approvisionnement en intrants critiques chinois varie considérablement d’une région géographique à l’autre, d’un (sous-)secteur à l’autre et d’une entreprise à l’autre au sein d’un même secteur, d’où la nécessité d’adopter des mesures politiques bien ciblées. Des recherches complémentaires sur l’exposition indirecte de la chaîne d’approvisionnement des entreprises à la Chine sont les bienvenues et devraient idéalement être menées sous un angle paneuropéen.

L’article montre que, même si le commerce de la Belgique avec la Chine est moins exposé aux perturbations que celui de plusieurs autres États membres de l’UE, il existe des poches de vulnérabilité. Il se peut que de nombreuses expositions plus indirectes échappent actuellement aux radars. En raison de la présence de nombreuses entreprises multinationales en Belgique et dans le contexte plus large du marché unique, l’exposition du commerce d’autres États membres de l’UE à la Chine importe également pour la Belgique. En tout état de cause, les responsables politiques et les entreprises belges risquent d’être de plus en plus confrontés aux conséquences de la stratégie de réduction des risques de l’Europe à l’égard de la Chine. Cela va de l’imposition de droits de douane punitifs à l’importation et (éventuellement) de contrôles à l’exportation, le renforcement des procédures de filtrage des investissements et des obligations de déclaration aux retombées des politiques industrielles de l’UE et des États membres visant à contrecarrer l’hégémonie chinoise dans certaines chaînes d’approvisionnement. C’est la raison pour laquelle il est essentiel de continuer à suivre l’évolution de l’exposition de la Belgique à la Chine ainsi que les politiques européennes en la matière.